Un des mots les plus usités et symboliques de ce début de siècle est « transparence ». Tout le monde la réclame en toute chose, de la politique à la télévision, – qui par ailleurs le confond avec le voyeurisme, en passant par l’industrie et pour finir, nos assiettes. J’ai pour ce mot une certaine méfiance. J’en préfère nettement d’autres : responsabilité, honnêteté, éthique, prudence, sur les ruines desquels, je le crains, il prospère. La transparence est-elle souhaitable en toute chose ? Utile ? Amène-t’elle des conséquences néfastes ? Au sein d’une famille, elle peut affaiblir les harmonies ; pour la santé, il faut laisser le médecin juger de ses vertus thérapeutiques. En politique, surtout à l’époque de l’information instantanée, elle est à même de nuire à des gouvernances à long terme. Paradoxalement, c’est dans les « open spaces » lumineux des immeubles vitrés, ces modernes panoptiques précurseurs de totalitarisme, que se tissent les plus odieux complots de la finance internationale contre les démocraties.
Ce préambule en tête, revenons-en au contenu de nos assiettes, sujet tout aussi essentiel. Mes contradicteurs ont tendance à me ranger dans le camp des défenseurs de répugnants secrets, et ils me somment de répondre, par oui ou par non, à la question de la transparence au restaurant… A ces « chevaliers blancs » pétris de certitudes, je réponds que je refuse ce simplisme. Il est indispensable d’analyser les causes, les effets et les conséquences. Pascal avance : « Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus de connaître le tout sans connaître les parties… »
J’ai commencé ma vie de cuisinier en un temps ou les poissons et les volailles arrivaient entiers avec leurs viscères. Un temps où les seuls légumes existants, déjà prêts, étaient les haricots verts ou les petits pois en boite; ils signaient leur provenance par un aspect tellement déplaisant qu’ils étaient réservés aux cantines et aux gargotes. Je travaillais plus ou moins 60 heures par semaine. On disait alors que c’était un métier beau, mais très dur. Cependant cette profession ne manquait pas de bras, attractive qu’elle était par les possibilités d’évolution personnelle qu’elle offrait. Dans les années 80, la restauration d’entreprise a fermé ses chaînes d’épluchage pour se tourner vers les légumes de 3, 4, 5éme gamme que lui fournissait l’industrie agro-alimentaire, avec de plus en plus de qualité (au moins d’aspect). Personne n’a alors protesté, car cela a été présenté comme la suppression d’un travail des plus dévalorisants. Dans l’indifférence générale sont apparus les grands groupes, la rationalisation et l’industrialisation. A cette époque, la traque aux microbes était en effet la seule préoccupation. Cet « hygiénisme » s’attaquait aussi, et parfois bien heureusement, à la restauration commerciale en débusquant les fumets et les fonds « maison », les crèmes glacées, les surgélations et les conserves faites sur place. Cette chasse à l’hygiène obligeait donc à des investissements importants afin que des produits bruts ne croisent pas des produits finis. Comme par un heureux hasard, l’agro-alimentaire avait toutes les solutions clefs en mains, mais cela n’a pas empêché une majorité de cuisinier de résister.
La péripétie suivante remonte maintenant à un peu plus de dix ans : c’est la réduction du temps de travail. Alors que le temps de travail légal (le plus souvent largement dépassé) était de 43 heures pour un cuisinier, le débat public ne parlait que de 35 heures, de récupération de RTT, de civilisation des loisirs etc. Quel désaveu pour une profession qui avait institué la qualité et le service aux clients en sacerdoce ! Ne vous méprenez pas, je ne suis pas entrain de pleurnicher sur des pratiques du passé qui, à l’évidence, ont bouffé ma jeunesse, sans que j’en aie conscience. J’ai toujours dit à mes collègues qu’il fallait faire preuve d’imagination pour sortir au plus vite de cette situation qui nous tenait en marge de la société. Malheureusement, comme toujours, beaucoup ont attendu que leurs employés claquent la porte pour réagir enfin ! Si j’ai parfois la dent dure pour la grande gastronomie, c’est qu’ils n’ont pas été les meilleurs de la classe. Je sais que certains qui pourfendent publiquement, à juste titre, la malbouffe et qui font par ailleurs un travail irréprochable, écœurent très rapidement leurs collaborateurs par des conditions extrêmes de temps et de stress. La restauration traditionnelle, comme tout le monde l’aime, est une industrie de main-d’œuvre; quand ce coût de main-d’œuvre connaît de fait une augmentation aussi soudaine qu’importante, la solution est naturellement la répercussion sur les prix. Ce qui aurait pu correspondre à la baisse de la TVA si elle était intervenue dix ans plus tôt. Pour un restaurant traditionnel de quatre-cinq employés jusqu’à la moyenne gamme, j’estime, à la louche, que la hausse nécessaire aurait été de quatre-cinq euros par repas. C’est inconcevable pour la plupart des établissements, vis-à-vis de la clientèle. Cette décennie a fait énormément de mal à l’image de la restauration ; les jeunes qui ne sont plus enclins au sacrifice, quelle que soit leur passion, ont changé de voie. C’était prévisible, de nouveau, sous cet angle d’attaque, les troupes des représentants de l’industrie ont frappé aux portes.
Le déficit de candidats au poste de cuisinier est dramatique pour les chefs (patrons de restaurants ou non), qui doivent compenser l’absence de commis par des horaires considérables. Comment leur reprocher l’utilisation partielle d’éléments tout préparés ? Des coulis de fruits, des pâtes feuilletées congelées, de la crème anglaise et quelques autres produits sont utilisés régulièrement, apportant ainsi une aide précieuse en temps sans altérer la qualité finale. Je ne crois pas qu’il puisse en être autrement avant longtemps. Les salaires ne doivent pas baisser. A moins d’espérer que les politiques osent le financement des dépenses sociales sur autre chose que le travail (la TVA sociale), je ne vois pas de solution. Certains de mes collègues réclament une baisse des charges. Mais outre le fait qu’il y en a déjà eu par le passé et que ces baisses ne sont pas possible dans une seule profession, comment compensent-ils le manque à gagner dans les caisses de santé, de retraites, et de dépendance bientôt ? A très bas prix, moins de douze euros, il sera très difficile maintenant d’échapper aux produits industriels. Pour un prix au dessus, – suivant le talent et la capacité de travail du restaurateur, on peut trouver moins de produits industriels ; mais au delà de 25 à 30 euros, quand on rentre dans une restauration « loisir », cela doit se limiter au type de produit cité plus haut. Sinon à quoi bon ? N’en est-il pas de même pour tout ? Qui va encore chez le tailleur pour se faire couper une chemise ou un pantalon ? La plupart de nos vêtements ne sont-ils pas faits en Chine ? Qui va encore chez le petit ébéniste pour se meubler ? Bien peu de monde, c’est Ikea qui fait recette. Il faut que le consommateur comprenne ce parallèle, mais le français entretient des relations paradoxales avec la nourriture. Ce Français qui délaisse au quotidien les artisans de bouche pour les grandes surfaces et les low-costs pourtant rois de l’opacité (quand on sait que le lot de steak hachés récemment incriminé dans une affaire d’intoxications était fait de bêtes provenant de cinq pays différents de la CEE) voudrait rencontrer, hors foyer, des Chefs dignes des finales des téléréalités qu’il affectionne… Il ne fait pas toujours la part des choses, pour preuve les avis déposés sur Internet concernant des restaurants sans prétentions. S’il veut du frais cuisiné intégralement sur place, il faut qu’il en paie le coût !
Le « frais », c’est d’ailleurs avec « la saison » un autre mot-miracle incontournable sur les dépliants des cuisiniers qui se piquent de pratiquer « une cuisine du marché avec le culte du frais et de la saison ». En hiver, nos jardins ne produisent naturellement que des choux, des poireaux et quelques racines ! C’est pourquoi l’invention du génial Nicolas Appert fut une évolution qualitative phénoménale adoptée en 50 ans par toutes les ménagères. Il serait bien malheureux, s’il revenait, de constater que conserve est devenue synonyme de mauvaises nourritures. De même que la congélation, qui permet sans pratiquement altérer les qualités du produit, d’en profiter toute l’année. Ces jours-ci, on cueille dans ma région des haricots incomparables, et je vais en remplir la moitié de mon congélateur plutôt que d’avoir à les utiliser secs dès le mois prochain. Cela permet aussi d’écouler les pics de productions de l’agriculture, et un jour, espérons le, les producteurs bios devront eux aussi avoir recours à ce procédé. De la même façon, le sous-vide en mise en place apporte dans nos cuisines, , un confort certain en simplifiant le coup de feu et en ouvrant un champ nouveau, sur le plan gastronomique, par la maîtrise parfaite des températures basses de cuisson. Et pourtant, dans tous les reportages sur la malbouffe au restaurant et les commentaires qui les accompagnent, on ne manque pas de fustiger ces procédés qui ne sont pas mauvais en soi ; c’est l’industrie qui les dévalorise souvent avec des produits de mauvaise qualité. Cessons de diaboliser les conserves, les surgelés et le sous-vide qui permettent la maîtrise des prix de revient et de vente, et ainsi les restaurateurs qui les utilisent les assumeront.
Le consommateur exige à juste titre, de plus en plus souvent, le droit d’être renseigné sur ce qu’il achète. Mais il va redescendre sur terre, tellement il s’est laissé vendre du rêve, et ce, depuis des années, par le marketing. Je me souviens d’un reportage sur un grand chef qui, au petit matin avec un panier et ses commis, allait dans les sous-bois récolter quelques brins d’herbes précieuses indispensables à sa cuisine. Il servait en saison un minimum de 80 personnes par service. Cela s’appelle se moquer du monde ; mais lui, au moins, n’a pas encore mis sa photo et son nom prestigieux sur l’emballage d’un médiocre feuilleté de saumon que l’on trouve au rayon surgelé des grandes surfaces. Par bêtise, pour ne pas passer pour incompétent et par peur de voir fuir sa clientèle, celui qui maintient des prix accessibles aux prolétaires va souvent mentir. Alors qu’il pourrait, pour une ou plusieurs des raisons exposées ici, assumer la nature de ce qu’il sert. Faisons de la pédagogie auprès du restaurateur comme des clients…
Par contre, je n’ai que du mépris pour ceux qui, profitant d’endroits prestigieux, donnent à grand frais de décoration, l’illusion d’être dans la tradition pour fourguer des produits d’assemblage à des prix exorbitants. La profession n’a pas su s’en protéger jusqu’à maintenant. Le Titre de Maître-Restaurateur est un très grand premier pas, il faut l’améliorer s’il a des lacunes. La garantie qu’il existe une cuisine digne de ce nom, un cuisinier, des produits bruts et majoritairement frais, pas le moindre plat industriel est une avancée remarquable. Comment peut-on soutenir le contraire ?
Certains réclament l’obligation de mettre des pictogrammes codifiés sur les cartes et les menus : si le plat est fait ou non dans le restaurant, avec des produits bruts ou non, frais ou congelés, en conserve, etc. Il m’arrive comme à beaucoup d’autres de réimprimer mon menu- carte à chaque service, et certains de mes plats ont dix ingrédients qui peuvent être de natures différentes. Quel casse tête ! Peut-être même un frein à la créativité et à la spontanéité. Seules les grosses structures et les chaînes s’en sortiraient aisément. Éduquons plutôt le consommateur citoyen dés l’école au Goût et au Sens critique. Car comment contrôler le respect d’une loi compliquée? Il faudrait une brigade spéciale : « Surveiller et punir », expression empruntée à un autre philosophe. On en revient au panoptique.
Suis-je naïf pour préférer laisser encore un peu de temps à l’éthique et à la responsabilité, avant d’en arriver à une société policière ?