Je n’ai jamais goûté à la cuisine de Charles Barrier, pas même lu ses recettes. Je ne crois pas qu’il les ai publié à la différence de André Guillot l’autre grand maître, précurseur avec lui de la nouvelle cuisine. Immense chef mythique pour de nombreux cuisiniers il fut méconnu du grand public. Peut être parce qu’il n’aimait pas embrasser les journalistes comme il le dit dans cette savoureuse interview donnée au Figaro en 2007 et que je retransmets ci-dessous. Comme quoi on peut être un génie et un homme simple…
Vos livres cultes. Les livres d’Antonin Carême et ceux de Nignon.
Pain. J’en suis toujours fou, à tel point que j’avais un four à sole mobile, une chambre de fermentation. Je suis sans doute le premier à m’être autant donné au pain. J’en offrais un à chacun de mes clients, ils avaient ainsi l’impression de mieux me connaître.
Joël Robuchon. Même si j’en ai eu deux, c’est presque mon fils. Je l’ai connu à ses débuts. Il a toujours été fidèle. C’est curieux, mais on se vouvoie toujours.
Ses débuts. Une baraque en bois de 12 mètres carrés. Je faisais tout, la plonge, le service, la blanquette, du bourguignon… Il y avait douze couverts. Je suis l’un des seuls 3-étoiles à être né sans un sou. Ma mère avait huit enfants, j’étais le dernier. J’ai perdu mon père à 18 mois. Mes frères et soeurs étaient illettrés. J’ai quitté l’école à 12 ans. Le lendemain, c’était des baffes et pas grand-chose à manger.
Paris. Pourquoi y aller ? Ici, j’ai mon coeur, je connais les routes, les arbres que j’ai plantés. Avoir deux restaurants, c’est avoir le double d’emm… Avoir plus d’argent ? Plus de nénettes, de godasses neuves, d’impôts ?…
Senderens. Je me souviens de lui. Il avait une étoile, on se rencontre à Paris, il m’amène à la gare dans sa belle Alpha Romeo. Il me dit être dégoûté d’être bloqué à une étoile. Et me demande comment en avoir trois. Je lui ai répondu : «Faut que tu fasses bien, toujours au boulot et te donner entièrement.»
Le beau geste. Quand je prenais un apprenti – j’en ai eu une centaine – la première chose que je regardais chez lui, c’était ses mains. Tout est là. Il faut de fortes belles mains. Surtout pas boudinées. Le plus beau geste pour moi, c’est vanner une sauce. La faire aller et venir dans un plat, sans la faire mousser.
Regrets. Point, il faut être quitte avec soi-même.
Le client est-il roi ? Oui, mais il n’est pas aussi maléable qu’on le croit. Et le chef serait le roi des cons s’il pensait le contraire.
Produit qui se refuse. Il n’y en a pas, à condition d’avoir patience et travail. La farine, j’ai mis un temps fou à la maîtriser, maintenant, c’est mon alliée. Vous savez, je sais tout faire : la pâtisserie, la charcuterie, la boucherie, la boulangerie…
Héros. Guynemer. Lorsque j’étais tout petit, sur le calendrier des postes, il y avait sa photo. Il avait descendu quarante-cinq avions allemands. A la carabine ! Ma mère me faisait répéter Guynemer, Guynemer, Guynemer…
Serviettes. Les miennes faisaient 1 mètre sur 80 centimètres. Avec cela, vous pouvez manger.
Nicole. Ma femme. Tous les matins, je lui dis que je l’aime. Elle m’a fait deux merveilleuses filles. Elle me rend si heureux.
Enquiquineur. Ah ça, je le suis ! Jamais satisfait ! Un jour, en fin de service, je me souviens très bien de Jean Drapeau (NDLR : aujourd’hui aux Sables-d’Olonne) qui me dit : «Chef, on a bien travaillé.» Je lui ai répondu : «Jamais assez, on aurait pu faire mieux.» Il a pleuré tant il était épuisé et déçu. Je lui ai dit : «Et si tu continues, je t’en colle une !»
Les journalistes. Oh, les brosses à reluire, j’en ai vu ! Rien dans le ventre. Faux culs, je t’embrasse et tout. Moi, je n’embrasse personne, je comprends pas bien. Si j’avais fait ça, jamais j’aurais eu de clients.
Première étoile. C’était en 1958. Le représentant du Michelin vient me voir pour me l’annoncer. Je n’avais jamais entendu parler de ce guide. Il me dit bravo et pendant que vous y êtes, achetez donc mon champagne, tous vos collègues font pareil. L’année suivante, il était viré.
Apprentissage. Dans les maisons bourgeoises de Paris, ce fut un choc. Pour la première fois, on ne me tutoyait pas, on ne me battait pas et je ne crevais plus de faim.
Compensation. J’ai tellement souffert du manque de tout que pour les clients rien n’était trop beau. Pas de fleurs à la noix de coco, mais d’énormes bouquets ; de l’argenterie sur chaque table, les cuillères en vermeil. On me les cravatait. Les serveurs me le faisaient remarquer. «Bah ! que je leur répondais, c’est la meilleure publicité !» Pendant douze ans, j’ai même employé un pâtissier à plein temps pour qu’il se consacre aux décors en sucre : un immense oeuf de pâques avec des petits poussins qui passaient le cou par les fenêtres…
Mort. J’ai pas peur de mourir. Ce qui m’ennuie, c’est faire de la peine à ceux qui m’aiment.
72 ans. Je me souviens bien, j’ai été ruiné par la reprise hasardeuse de mon restaurant. J’étais à la rue, toute mon argenterie dispersée, mes grands vins… Quel malheur ! Avec mon épouse, je suis allé voir un banquier. Il m’a prêté 100 millions. On s’est battus, ah ça oui ! Sept ans après, il était remboursé. Du coup, le banquier nous a invités tous frais payés à Cannes pendant le festival.
Pire repas. Quand Lapérouse avait 3 étoiles, j’y suis allé pour voir ce que cela donnait. Tu parles : le civet de lièvre était mal décongelé dans la sauce bouillonnante ! Si c’était ça, un 3-étoiles… De la merde, vous voulez dire.
Conseils. Ne farinez pas le pain, ça n’apporte rien et ça salit les beaux costumes tout neufs.
Herbes et épices. Ouh là, il faut y aller du bout des doigts. Au milligramme. Du cayenne sur le homard ? D’accord, mais surtout on ne doit pas l’entendre dire : «Ohé, je suis là !»
Diététique. En dehors de la table, oui.
Conseils à un jeune chef. D’abord, il faut se regarder dans la glace. S’interroger : c’est donc ce métier que je veux faire ? Ensuite, vous ne serez jamais assez exigeant avec les produits. Troisième chose : n’acceptez jamais de caisses de champagne des fournisseurs.
Plus beau mot. Il n’y a pas mieux pour le client que d’être appelé par son nom : «Bonjour, monsieur Durand !»
Première voiture. A 35 ans.
Secret de jeunesse. J’ai toujours travaillé, voilà tout. Je me suis battu. J’aime ma femme.