« Quand on ne veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied« , disait Jean-Jacques Rousseau. Chemin faisant, sur les sentiers d’Andalousie et d’Estrémadure, j’ai pu constater combien le philosophe avait raison. Pas à pas, c’est le meilleur moyen de se rapprocher et de mieux connaître le pays traversé, sous toutes ses facettes. Pire qu’à l’époque de Rousseau, car voyager dans sa propre voiture, c’est comme rester chez soi.
J’ai parcouru ainsi un vieux chemin de migrations, de conquêtes guerrières et de pèlerinages, mais sans être un pèlerin au sens religieux du terme. Je n’y ai d’ailleurs pas rencontré Dieu, mais nombre de ses représentations ; images de Jésus, Marie, Joseph et tous les saints et prophètes imaginables. Des toiles du Gréco et de Zurbaran au Musée des Beaux-arts de Séville la très catholique, en passant par les nombreuses statues, croix et calvaires du moindre village, cela finit par être oppressant à un esprit libre malgré des beautés sans pareilles (Séville, Zaffra, Caceres, Salamanque). Je n’y ai pas trouvé non plus mon « moi intérieur », parce que je ne l’y avais pas cherché. Je ne crois pas que l’on trouve dans ces moments de marche solitaire autre chose que ce que nous y amenons.
L’esprit vagabonde, bien entendu… Un mur de pierres sèches, un paysage, la rencontre d’un paysan dans son oliveraie, quelques pages d’un livre lu à la pause en sont le support. Je pense comme Robert Stevenson, infatigable marcheur, que pour être appréciée à sa juste valeur, une randonnée doit être entreprise seul avec soi-même, car la liberté en est l’essence. Liberté du corps d’avancer à son rythme, plein d’énergie au soleil levant, plus mécanique, et en appelant à la volonté en fin d’étape. Sensation de la liberté de définir ses étapes au jour le jour, partir avec un maigre bagage sur le dos, choisir de faire halte pour la nuit ici ou là, grâce à un coup de cœur pour un village ou une rencontre faite en chemin.
Chemin faisant, sur les dalles usées des petits ponts romains, on pense aux millions d’humains riches ou misérables, et de toutes religions qui les ont foulées.
J’ai pensé à mes ancêtres pyrénéens arpentant l’Espagne, et qui avaient la spécialité de castrer les animaux avec la plus grande dextérité. Ces paysages, ces entrées de village restés intacts, ils les ont connus comme je les découvre, sauf qu’eux partaient pour cinq ou six mois d’hiver sans portable en poche pour rassurer leurs êtres chers.
Les petites parcelles entourées d’impeccables murs de pierre sèche laissent imaginer ce que devait être notre campagne française avant les remembrements des années de productivisme. Ailleurs, les immenses propriétés – de centaines d’hectares, qui montrent, au pied des maisons de maître, les masures des ouvriers agricoles, rappellent que c’est aussi une terre d’injustice sociale. Seuls les monuments portant hommage aux victimes des hordes marxistes témoignent des plaies encore ouvertes de la guerre civile.
A pied, en avançant sur le chemin, on retrouve la notion de distance, pervertie par les trajets automobiles, et on apprend à être attentif à la nature parfois farouche, bien que très proche de la civilisation. Farouche par exemple, comme un rio presque infranchissable ou un chien de berger menaçant, mais aussi enchanteresse comme ces « troupeaux » de grues cendrées picorant sous les chênes-lièges.
Le plaisir simple, mais immense, de pouvoir s’arrêter après une marche difficile, de poser son sac, de prendre une douche chaude, et enfin s’accouder à un bar pour déguster la plus voluptueuse des bières, car tellement espérée.
Chemin faisant, on découvre aussi des gens, le plus souvent chaleureux avec celui qui marche. Pauvres encore en certains lieux, mais tellement vivants. Je me souviendrai toujours de mon arrivée à Almaden de la Plata, village tout blanc accroché aux pentes andalouses, mais dont la bonne moitié de la population n’avait jamais vu de neige avant ce dimanche de Janvier. Tous partageaient leur joie dans les rues et les deux auberges pleines à craquer, plus encore qu’à l’occasion de la fête patronale.
De nombreux commerces subsistent, car les supermarchés sont rares hors des villes d’importance. Mais les bars, principalement, occupent toujours la fonction de lieux de vie, – comme il y a quarante ans chez nous. L’après midi, les vieux jouent aux dominos ou aux cartes, sans pour autant beaucoup consommer. Le dimanche, même les femmes, en groupes, investissent les lieux en buvant des cafés au lait ou des Fanta. Le soir venu, surtout pour les matches de foot, – deuxième religion du pays, il est difficile de trouver une place. Incroyable, (et pour combien de temps encore ?), on y fume allégrement, et les machines distribuent des cigarettes ou des sous !
Les prix sont tellement bas par rapport aux nôtres, et les menus le plus souvent savoureux, que l’on ressent cela comme une générosité qui nous serait faite.
Seul bémol ; les téléviseurs allumés en permanence avec le son, alors que personne ne les écoute vraiment… On s’y fait, surtout que, – ne lui répétez pas, pendant ces trois semaines, je n’y ai jamais vu la tête de Monsieur Sarkozy. Et ça aussi, ça fait vraiment des vacances !