Deux chèvres et puis quelques moutons, une année bonne et l’autre non… *

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La situation de l’agriculture a été quasiment absente des grands débats de ces élections. Pourtant les paysans sont si désespérés que certains ne voient d’autres solutions que la mort. Il y a quelques mois, alors que les laitiers en lutte faisaient le blocus des laiteries, Olivier Besancenot était l’invité du matin sur la radio nationale. En pleine grève du lait, il n’y eut pas un mot sur cette actualité. Pour le facteur de Neuilly, ce sous-prolétariat qui travaille sept jours sur sept, quinze heures par jour et qui a vu son salaire réduit presque à néant en quelques années, n’est pas intéressant. Ce matin-là, je me suis dit que le capitalisme libéral et mondialisé pouvait dormir tranquille. Le Grand Soir n’est pas pour demain !

Les Français ont perdu leurs racines paysannes. Peut être devraient-ils lire Giono pour comprendre le drame de notre campagne ? C’est un écrivain pour qui j’ai une grande admiration et sur lequel je reviens souvent. Nul autre que lui n’a su si bien exprimer « l’âme paysanne ». Un monde dans lequel on est toujours le fils de quelqu’un, avec une communion parfois mystique avec la nature. Sublimes romans que « Un de Baumugnes, Regain ou Que ma joie demeure » témoignant de la vie au pied de la montagne de Lure – mais avec force d’universalité, car porteurs des valeurs terriennes, sans dissimuler la violence, la cruauté et même la folie de l’homme et la folie de la nature. Jean Giono, sali à la fin de la guerre par des accusations injustes de Pétainisme et à cause de ses adaptations au cinéma très provençales, a été  réduit à tort dans l’esprit des gens à un écrivain régionaliste. Il est malheureusement peu lu de nos jours.

La paysannerie a connu des crises collectives ; mais aucune crise qui ne remette en cause l’essentiel. Crise des guerres, comme celle de 14-18, véritable saignée, surmontée par le travail acharné, des femmes surtout. Crise des calamités climatiques, sans assurances, engendrant la disette toute une saison. Crise de l’asservissement à un seigneur ou un propriétaire usurier générant des détresses individuelles, mais dans l’ordre des choses d’un monde inégalitaire.

L’exode rural a commencé dès la révolution industrielle et tout au long du XXème siècle. Il s’est fait de façon étalée et volontaire ; car ceux qui partaient avaient l’espoir d’une vie plus confortable à la ville.

De la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC), très présente dès la Libération, est montée une génération d’agriculteurs passionnés, fiers, curieux de nouvelles techniques et qui avaient l’envie de travailler autrement. Ils se sont attelés avec enthousiasme à la mission de nourrir la France et l’Europe, au meilleur prix. A l’arrivée des tracteurs, de plus en plus puissants, et de la mécanisation, il a fallu raser les haies, arracher les pommiers, détruire les murs pour pouvoir manœuvrer plus aisément. Les conseillers de la Chambre d’Agriculture et les représentants en produits phytosanitaires ont donné les recettes pour augmenter les rendements. Un peu plus tard, le remembrement a fait poindre les premiers déchirements entre ceux – les plus nombreux, pris dans l’illusion du productivisme à outrance, et ceux qui ressentaient comme une blessure cette remise en cause de la propriété. La terre pour un paysan, ce n’est pas qu’un outil de travail, c’est la terre travaillée par des cohortes d’ancêtres et léguée par le père. Il sait, par la tradition orale, d’où vient chaque parcelle, qui l’a achetée ou obtenue comme dot. à chaque détour du chemin, il peut sentir la présence de plusieurs générations qui ont usé leurs sabots sur les mêmes pierres. Le nombre d’exploitations a considérablement diminué, mais sans trop de heurts à l’occasion de départs à la retraite programmés, bien que la larme à l’œil, de couples dont les enfants avaient choisis une autre voie. La propriété venait renforcer celle des voisins qui, pour rembourser au Crédit Agricole des emprunts colossaux, devaient à tout prix s’agrandir. Les prix étaient plus ou moins garantis et les primes venaient corriger les imperfections du marché. Parfois il y avait des crises, et les chefs syndicalistes qui cogéraient le système avec le ministère faisaient gronder leurs troupes, avant de finir eux-mêmes députés ou ministres.  

Au temps du capitalisme sauvage et mondialisé, rien ne va plus. Les prix laissés au marché et donc fixés par la poignée de groupes monstrueux et tentaculaires de l’agro-alimentaire et de la distribution, se sont effondrés. L’Europe, incapable de gérer sa superposition d’égoïsmes, a d’autres chats à fouetter, et traîne des pieds pour payer plus de compensations.  De l’inquiétude au désespoir la  situation est grave.

Les paysans se sentent abandonnés par la société, d’autant plus que depuis des siècles, ils en étaient une des pierres angulaires. Ils ont perdu, au long du siècle précédant, tout ce qui faisait la grandeur de leur métier, et donc de leur vie. Giono écrivait, dans sa lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix – magnifique texte écrit il y a 70 ans, utopiste mais aussi combien clairvoyant : « nous (les paysans) ne faisons pas un métier, nous faisons notre vie, nous ne pouvons pas faire autre chose ».

Perdue la valeur du travail accompli, valeur montrée en exemple dans les catéchismes religieux ou laïques appris des le plus jeune âge : les paraboles des évangiles ou la fable du laboureur et de ses enfants. A quoi bon travailler plus pour gagner plus alors que le prix du blé est décidé à New York et celui du lait par deux ou trois multinationales avides de bénéfices ? Il ne reste plus que les yeux pour pleurer !

Perdue la sensation de travailler pour le plaisir des sens… Jadis sur une ferme, telle celles des livres d’enfants, étaient produit toutes sortes de volailles, des cochons, des veaux, du lait, des fromages, des œufs, des fruits et des légumes à chaque saison. Le paysan et sa famille vivaient en savourant les fruits de leur labeur, ce qui procure une certaine joie de vivre. Avec la monoculture, comme les citadins chaque semaine, il enrichit son étrangleur en remplissant son caddy de la production de son frère de malheur français, africain ou péruvien.

Perdue aussi l’estime des autres. L’agriculture intensive a amené le qualificatif qui fait très mal, même s’il repose sur des réalités, celui de pollueur. C’est une souffrance, exprimée ou non, d’être l’héritier de générations qui ont collaborés avec la nature pour lui faire donner son meilleur et de figurer finalement au banc de ses assassins. Les vrais coupables : le capitalisme outrancier et nos politiciens médiocres, qui, une fois de plus, se font la belle.

Perdu enfin, le temps. Je cite Giono encore : « Et le mouvement paisible de vos champs s’ajoute à vos cœurs paisibles, et la lenteur de ce que vous confectionnez avec de la graine, de la terre et du temps, c’est la lenteur même de l’amitié avec la vie ». Ce labeur héroïque était le modèle le plus inadapté au modèle industriel productiviste.

Le paysan ne peut pas vivre sans propriété ; c’est ce qui doit gêner Monsieur Besancenot. Et quand cette propriété est menacée par les hypothèques détenues par la banque, première de France grâce à la sueur des agriculteurs, tout s’écroule. Il est le maillon faible qui n’a pas su protéger, faire croître et transmettre le patrimoine familial. La fierté de la maison, valeur aristocratique importante dans les villages, en prend un coup, et chez ces taiseux peu enclins à se confier, le désespoir fait des ravages : on se suicide bien plus qu’ailleurs à la campagne, dans l’indifférence.

De l’espoir tout de même ! J’ai vu de près la lutte des laitiers, lutte étonnamment pacifique, quand on se rappelle les grandes manifestations paysannes du passé. Personne ne l’a souligné, mais c’est le premier combat syndical coordonné au niveau européen. Il s’est fait dans le dos d’une FNSEA de notables, accusée d’être en partie responsables de la crise, tellement elle s’est acoquinée au système. Le mouvement n’a pas de leader démagogue et populiste à sa tête comme c’est souvent le cas lors de l’éclosion de ce type de mouvement, né d’une situation de crise extrême. Il est encore actif et espérons qu’il saura se faire entendre.

De l’espoir aussi, car de plus en plus nombreux, les paysans reviennent au principe de base de leur métier : nourrir la population environnante de produits goûteux et sains à un prix  établi par lui afin de pouvoir vivre de son travail. Cela passe par l’agriculture biologique, un système de distribution direct et joyeux. C’est cela la vraie économie de marché.

 

*  en hommage à Jean Ferrat

 

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