Instants de vie d’une aubergiste

vangogh31

Marie attend, les bras croisés, les yeux mi-clos, la tête appuyée sur la cloison du bureau et elle songe à la raison qui l’amène à la sous-préfecture : l’Hôtel des Voyageurs. C’est une belle bâtisse bien plantée sur la place du village et adossée à la mairie. Hormis le clocher, elle est à peine moins haute que l’église romane qui lui fait face. C’est ici qu’elle est née et qu’elle y a passé toute sa vie, sans compter les trois années d’école hôtelière. Elle représente la cinquième génération depuis l’arrière-grand-père qui avait racheté ce relais de poste au retour « des Amériques », comme on disait autrefois. Chaque génération à apporté sa pierre à l’édifice, comme elle l’a fait aussi, bien avant que ses parents ne lui en laissent la direction. Cela fait vingt cinq ans maintenant. Il y a eu des soucis, mais aussi de beaux souvenirs, comme par exemple la réouverture, après les gros travaux de rénovation de toutes les chambres avec leurs salles de bains et leurs toilettes. Il n’y a plus que quinze chambres ; mais c’est bien suffisant depuis que la fonderie et l’usine de chaussure ont fermé, et puis, les hivers sont longs et bien calmes. Ce dont elle est le plus fière, c’est d’avoir, tout en amenant le confort, gardé l’atmosphère de son enfance, jusqu’à l’odeur des bois cirés. Elle se souvient du vieux menuisier qui s’appelait Auguste. Tout les jours en buvant sa chopine, Auguste ne manquait pas d’interpeller quelque client de passage « Vous savez ici, c’est mon père qui a tout fait, toutes les boiseries dans les salles de restaurant et ces portes, vous les avez vus ces portes ? du beau boulot, comme on en fait plus ; pour sûr ! Et, attention ! pas à la machine, tout au ciseau et à la wastringue ! »

Et aujourd’hui ce sont ces satanées belles portes qui posent problème ! D’ailleurs, jolies ou pas, la commission s’en fout : elles ne sont pas coupe-feu, point ! Ce n’est pas qu’il soit méchant le capitaine des pompiers, mais à l’heure ou la société s’entoure de toujours plus de lois, chacun se couvre, et il n’y a plus de tolérance.

Marie n’a plus peur maintenant. La dernière fois, dans cette salle aux allures de tribunal, seule face à cette grande table derrière laquelle trônaient six ou sept personnes dont plusieurs en uniformes, elle s’était presque sentie humiliée. Surtout à cause du ton cassant de la jeune secrétaire générale de la préfecture. Mais aujourd’hui, le sentiment dominant serait plutôt la colère : en effet, elle vient d’apercevoir un rayon de soleil  traversant le panneau inférieur de la  belle porte qui lui fait face, et celle-là n’est à l’évidence pas coupe-feu : l’état édicte des lois, mais n’est pas très pressé de se les appliquer !  L’hôtelière se reprend vite, car cracher tout ce qu’elle a sur le cœur n’est peut-être pas la bonne méthode pour obtenir un sursis. Elle a fait le calcul : vingt magnifiques portes, aucunes de la même taille, à refaire dans le même style, c’est le bénéfice d’une année qui s’en va… Elle va bien tenter d’en parler au banquier mais elle craint ce genre de réponse, « en ce moment votre situation… pour un investissement aussi peu productif. » Depuis dix ans, elle a fait des efforts pour la sécurité à coup de milliers d’euros : système d’alarmes, de détection, trappes de désenfumage, escalier extérieur et plus encore. D’ailleurs, c’est en permanence et pour rester dans le coup, qu’elle a investi dans l’achat d’un terrain mitoyen afin de creuser une piscine et créer de nouveaux espaces dédiés aux jeux, dans la téléphonie, des téléviseurs dernier cris, le système wifi…. La cuisine a été entièrement refaite à neuf pour s’adapter aux normes d’hygiène, mais aussi pour choyer Lucien, son chef de cuisine de  mari. Il y passe tout son temps quand il n’est pas à la chasse, à la pêche ou avec ses copains à boire le pastis sous la treille. Parce que Marie aime son insouciance, elle ne lui dit pas tout, car les comptes, pour lui, ce n’est pas vraiment son truc. Il est bien meilleur aux fourneaux, et les gastronomes viennent de loin pour savourer ses plats, mais maintenant, avec la peur de l’alcootest, la fréquentation a un peu baissé. C’est du moins l’excuse qu’elle invoque, mais elle sait aussi, – malgré tout l’amour qu’elle a pour lui, que sa cuisine n’est plus à la pointe de la modernité. Le dernier de leurs enfants, Emmanuel, est maintenant en train de faire une tournée des grandes maisons après être sorti de l’école hôtelière. C’est lui qui amènera un souffle nouveau, du moins elle l’espère, car c’est aussi pour lui qu’elle continue à se battre, sinon à quoi bon ? Elle est fatiguée des embûches successives ; après la sécurité, c’est  l’accessibilité aux handicapés  pour 2015 ! Quant au nouveau classement, cela ne l’inquiète pas, l’hôtel des voyageurs a déjà tous les labels : Logis, hôtel-cert, écolabel, qualité France… Alors, bien que cela lui paraisse bien inutile, une grille de plus ou de moins à remplir… Le seul avantage est que cela l’oblige régulièrement à poser un œil inquisiteur sur son entreprise; tout en motivant l’équipe.

Oui, vraiment, si elle n’avait pas le souci de transmettre l’outil de travail à son cadet, ils auraient levé le pied; elle et son mari, maintenant que leurs deux aînés sont partis vivre leurs vies. Oh, elle n’aurait pas vendu, cela l’aurait rendue malade, mais après quelques transformations : cinq chambres d’hôtes, trois appartements loués à l’année, tout en gardant le café, et peut être un menu du jour pour que Lucien puisse s’occuper pendant les jours de pluies.

La porte d’entrée s’ouvre brutalement et la sort de ses pensées, c’est François qui arrive tout essoufflé, l’embrasse et s’assied à ses côtés en lui prenant la main. Nés à quelques jours d’intervalle, ils ont grandi ensemble. « J’ai eu peur d’être en retard… écoute Marie…depuis que je suis maire : j’ai vu fermer la pharmacie, la boucherie, un bistrot et je me bats pour conserver l’école et le bureau de poste. Alors tu sais, pour l’hôtel, cette autorisation d’exploiter, c’est de ma responsabilité et il est hors de question que je ne la signe pas. Je te jure, ces foutues portes, si tu ne peux pas les changer, on s’y mettra tous, à la commune ». Des larmes, de celles qui font du bien, glissent sur les joues de Marie, la patronne de l’Hôtel des Voyageurs.

À propos de archestratos

le blog d'un aubergiste, c'est à dire hôtelier, restaurateur et cuisinier de la france profonde. Syndicaliste, humaniste, democrate
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3 réponses à Instants de vie d’une aubergiste

  1. Mamouchka dit :

    En matière de coupe feu, une porte en chêne massif, cela a beaucoup de résistance…Il faudrait savoir connaître les limites de la normalisation : apporter une réelle amélioration ou faire cesser toute activité économique aux exploitants sans « surface multi-nationale »…
    Le monde agricole connait ce même soucis avec les salles de traite et de production fromagère sur les exploitations.

    Mamouchka.

  2. jacob dit :

    l’aubergiste
    une verve et un style d’ecriture de bonne qualitè.
    le vieux journaliste et ecrivain te felicite

  3. evesablon dit :

    c’est moche, et je suis 100% d’accord avec Mamouchka aussi, il y aurait pourtant d’autres chevaux de bataille tellement plus importants….

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