Quelque chose en travers du gosier

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La semaine passée, Marianne, mon hebdo préféré, qui est le seul que je lis régulièrement, m’a un peu déçu. Avec gourmandise, je le commence toujours par la fin, tant la plume incisive, parfois féroce, mais toujours pour la bonne cause de Périco Légasse m’enchante. Nous avons les mêmes indignations. J’aime son souci de défendre les vrais cuisiniers, hors des sentiers rebattus par ses collègues. Ce n’est pas lui qui m’a agacé, bien au contraire ; sa descente en flèche du tartuffe Jean-Pierre Coffe est savoureuse et salutaire, – c’est l’article placé quelques pages plus haut sur la restauration française intitulé : « quand le repas du midi vous reste en travers du gosier… » Bien qu’il aie le souci d’aller plus loin, on pourrait presque accuser l’auteur de plagiat tant le scénario est proche de deux émissions que j’ai chroniquées ici même en leur temps (une de Canal+, l’autre de France 2). Le même travers de généraliser une situation très parisienne à l’ensemble de la France. Les mêmes méthodes de détectives nauséabonds, au sens strict du terme, car adeptes de la fouille des poubelles.
Qu’il y aie des restaurateurs véreux avides d’argent au mépris de leurs clients et de leurs personnel… j’en conviens ! Mais pas plus que dans toutes les autres professions. C’est une évidence que beaucoup ont malheureusement succombé à la facilité des propositions de l’industrie agro-alimentaire la plus puissante, et la plus inventive d’Europe, et qu’il faille réagir au plus vite. Mais comment faire ? Comme pour nos amis boulangers, ce n’est pas seulement une question d’emplacement de pétrins et de fours ; la restauration est un métier plus complexe. Balançant constamment entre sensationnalisme et sérieux, le journaliste a effleuré les causes par de nombreuses circonvolutions contradictoires, avant de n’invoquer que la transparence comme seule solution.
L’article débute par l’évocation du classement, par l’UNESCO, du repas gastronomique des français pour marquer une contradiction avec l’indigence de notre restauration au quotidien. Et pourtant j’y vois là, paradoxalement, une cause. Je m’explique : si la France possède sans conteste un patrimoine culinaire des plus riches, elle entretient avec le restaurant et les cuisiniers des rapports indéniablement bien compliqués. Chaque gazette locale a sa chronique gastronomique ; les guides, dont certains ont rang de bibles font florès ; les émissions culinaires exaltent la créativité décrétée obligatoire aux cuisiniers sous peine d’être considérés comme professionnels de seconde zone. En vertu de quoi, le français, fort de cet état d’esprit (état d’esprit qui a poussé nos dirigeants à réclamer le glorieux sésame) vient s’installer dans le moindre restaurant tel un jury de téléréalité en exigeant et la légèreté, et le croustillant, et le pétillant, et le surprenant et je ne sais quoi encore… Mais combien de restaurants peuvent relever ce challenge : à la louche, cinq mille dans tout le pays ! Cela demande des moyens et du personnel en nombre, donc par voie de conséquence des tarifs élevés. Les autres, les professionnels des restaurants populaires, devraient se contenter d’alterner au long de l’année la cinquantaine de plats, qui sont effectivement un patrimoine tout à fait honorable, et les faire bien. Un steak cuit comme on le réclame avec de vraies frites, une blanquette de veau ou un sauté marengo qui n’aie pas le goût du lyophilisé, une truite à la grenobloise à la peau croustillante, une poule au pot ici, une bouillabaisse là, une choucroute ailleurs… cela serait le bonheur ! En Espagne, pays que je connais un peu, la restauration quotidienne est peu variée : poulpes et tripes dans les Asturies, grillades de porc en Estrémadure, agneau en Aragon…Mais l’Espagne n’a pas succombée à l’industrie (sauf pour les desserts, servis dans leur emballage d’origines). Partout cette restauration est servie généreusement, et avec le sourire. La France, pays moins humble, a trop longtemps boudé ses plats patrimoniaux, jugés ringards. Déboussolée au point de faire rentrer la cuisine moléculaire dans les cours de cuisine, l’Éducation nationale a manqué à tous ses devoirs de transmission. « Je serai Thierry Marx, Cyril Lignac, ou rien ! », pensent les apprentis marmitons. Malheureusement pour la plupart, ce sera rien… Après quelques années, ils quitteront le secteur avec la sensation de l’échec, malgré les efforts consentis à ce métier exigeant et aux horaires décalés.
Astreints à renouveler leurs prestations face à une clientèle sensible aux modes, mais confrontés à un manque de personnel qualifié, trop de restaurateurs ont vendu leurs âmes aux industriels. Ils condamnent de ce fait et pour toujours la crème catalane et la tarte des demoiselles Tatin. Avant que la prochaine nouveauté se propage en un éclair sur toutes les ardoises du Paris touristique ! Afin de subvenir à un besoin vital à moindre frais, le consommateur, l’éternel gogo insatisfait se tourne vers la restauration rapide, – qui est à la gastronomie ce que la pornographie est à l’érotisme …
Le fil rouge de l’article de Marianne est le relevé des prix que l’auteur nous assène avec incohérence. Il trouve trop cher un plat du jour à dix euros et un menu complet à dix-sept : évidemment c’est cohérent si c’est de la nourriture industrielle. Mais cela s’avère faux si la qualité et le savoir-faire d’un cuisinier se retrouvent dans l’assiette. Les restaurants de Milan, Berlin, New York ou Tokio déborderaient de monde attirés par des montants bien inférieurs. Je demande à voir le contenu des assiettes, bien que Daniel Bernard, l’auteur de l’article, nous dépeigne par exemple : « une salade Caesar composée de romaine fraîchement coupée et de poulet tout juste rôti à l’aéroport de San Francisco pour six euros cinquante ». On imagine la volaille gambader près d’un potager en bordure des pistes ! A déterminer si les conditions de travail des employés sont plus favorables que chez nous… On ne comprend pas dans cet amoncellement de chiffres contradictoires ce que l’on demande à nous autres, restaurateurs ! Mettre un terme à la désertion de nos établissements vers les rayons traiteurs des supermarchés et les étals des boulangers ? Boulangers capables de nourrir pour six euros, alors qu’un restaurateur clame haut et fort que le midi, à dix ou douze euros « on ne gagne plus rien » ? Créer des emplois, former des jeunes et augmenter le personnel comme ce collègue, lecteur de ce blog, qui a des solutions a tout ? Mais pour très bien payer ses employés il doit facturer le confit de canard a un prix (23€), qui en province, lui vaudrait une salle vide. Alors que jamais dans ce pays on n’a jamais imposé la moindre restriction à ce que le premier venu ne s’installe restaurateur, on ne peut pas demander à ceux-ci de résoudre la quadrature du cercle. Parce qu’en raison de la crise, les revenus stagnent, et qu’en raison des délocalisations, le chômage augmente et les français s’appauvrissent, il nous faudrait, nous les restaurateurs, les nourrir tous les midis à des prix low-cost comme si nous fabriquions en Chine ?
Soit nos compatriotes feront le choix de consacrer plus de budget à leur nourriture, soit ils n’auront plus que la qualité industrielle, pourfendue à juste titre, dans Marianne. Le problème est bien plus large que celui de la transparence, sujet qui méritera un bien plus large développement. Je pense qu’elle est une revendication légitime de la part des consommateurs, mais ne doit pas être imposée, sans bien y réfléchir auparavant. Une autre piste, bien que difficile à mettre en place à grande échelle, est de se sortir au maximum des circuits de distributions qui ruinent l’agriculture et finalement tentent de s’emparer de nos marges. Une autre piste enfin est le titre de Maître-Restaurateur qui favorise les circuits courts et impose une fabrication sur place. C’est un outil dont le consommateur doit s’emparer au moment du choix.

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5 réponses à Quelque chose en travers du gosier

  1. Cher Aubergiste,

    Dans votre critique de l’article de Marianne, vous faites remarquer à mon égard que: « pour très bien payer ses employés il doit facturer le confit de canard a un prix (23€), qui en province, lui vaudrait une salle vide. »
    Cher collègue, comme vous le savez, j’habite une partie de l’année à la frontière du Gers et du Lot et Garonne où je fréquente aussi bien les restaurants que les éleveurs de canards. Malheureusement, la plus grande majorité de vos confrères se fournissent pour ce produit à Metro et la plupart des éleveurs ne voient jamais passer la queue un chef.
    Qu’ils se remettent à faire des « cuisses de canards confites comme autrefois » (pour rappel l’appellation « confit de canard maison » ne signifie en rien que le produit est fait sur place à base de produits bruts et frais, pire il est le plus souvent synonyme de conserves pas forcément bien de chez nous!) et ils pourront justifier des tarifs leur permettant de mieux rémunérer leurs salariés et de servir un peu plus de clients.
    Le mythe que l’on mangerait mieux en province qu’à Paris et du même acabit que celui qu’on mangerait en France que des bons produits du terroir cuisinés par des professionnels au savoir faire séculaire.
    Comme je vous l’ai déjà dit, appelez-moi quand vous voulez et faisons ensemble un tour dans le sud-ouest en choisissant au hasard des restaurants, vous reviendrez peut-être à la raison en constatant qu’il y a un truc qui ne tourne pas rond dans le métier.

  2. Mamouchka dit :

    Allez, histoire de me faire l’avocate du Diable … Que faut-il penser du système  » chef à domicile », très tendance si j’en crois les magasines féminins ?!
    Est-ce un moyen pour le client de toucher du doigt les difficultés d’approvisionnement et de formation des professionnels, et donc le rapport qualité/prix ?

    Pour mettre un peu d’humour (grinçant, hélas !)je vous rapporte ce que j’ai lu dans le supplément WE du monde d’il y a 15 jours :
    Dans l’article de JP Géné, le chroniqueur rapporte, en se félicitant, la présence d’un beurre de baratte servi par un commis qui insiste sur la qualité du produit … Curieux, le journaliste cherche à s’informer du producteur dudit beurre. Réponse glaciale et méprisante du commis : » mais, de monsieur Baratte, bien sûr ».
    Je vous avoue avoir ri devant l’ignorance du « professionnel » … mais j’avoue avoir dû expliqué la subtilité de l’échange aux plus jeunes de ma maison, alors qu’ils ont visité plus qu’à leur saoul les musées de la production laitière ou fromagère durant leurs vacances … Ils ne connaissent le nom des choses, que placés dans le contexte; hors le musée, point de mémoire !

    Mamouchka.

  3. Mark Watkins dit :

    Article dans Marianne.

    On peut certes, si on le souhaite, critiquer la forme de l’article paru dans Marianne. Mais le message est cependant clair : trop de restaurateurs trichent et se laissent bercer avec résignation par les rêves que leur procurent l’agro-alimentaire avec ses plats finis, prêts à servir et parfois à réchauffer. Peu importe pour eux que cela uniformise la restauration et lui retire tout intérêt. Nul besoin chez eux de fourneaux et de savoir-faire, sinon celui de parvenir à manipuler des ciseaux ou un ouvre-boîte et un micro-ondes.

    On estime sans se tromper que 70 % (!) des restaurateurs utilisent en partie ou totalement ces produits industriels. Ceux-là sont partout, contrairement à ce que vous pensez : à Paris, en province, dans les petits bourgs, dans les campagnes, dans les stations de vacances,… partout. Je les connais, je les vois tous les jours, nous savons les identifier. Ils sont même dans les maisons les plus insoupçonnables, c’est dire.

    Les prix : rien de choquant en effet à facturer le juste prix pour un vrai produit honnête cuisiné maison ; à condition qu’il soit bon (on oublie souvent de le rappeler), ce qui n’est pas toujours garanti. Il est plus agaçant de constater qu’un plat sous-vide, sans valeur ajoutée sera facturé — lui aussi — à des tarifs qui deviennent alors exorbitants dès lors où ils ne sont pas justifiés. A propos de manque de valeur ajoutée, j’en aurais d’ailleurs beaucoup à dire également sur le prix du vin, des sodas et surtout de l’eau minérale au restaurant… Passons.

    Et que dire de la réglementation qui permet par assemblage de produits industriels finis d’appeler un plat « maison » qui n’en est pas ? Une tarte aux abricots peut ainsi s’appeler « maison » en utilisant un fond de tarte précuit, une crème pâtissière en pack prête à être déversée et des malheureux abricots au sirop en conserve… on saupoudre de sucre glace et ni vu ni connu, en toute légalité.

    Les clients fantasment encore et veulent croire que dans nos cuisines se trouvent des cuisiniers de métier, qui aiment ce qu’ils font, qui vont acheter le matin leurs produits frais au marché, qui épluchent amoureusement leurs légumes et qui font mitonner tout ça avec art. Combien sont-ils encore à travailler comme ça, dans le respect des clients, mais aussi de leur métier et de leurs collaborateurs ? Oui, il y a de quoi faire fuir les jeunes, vite fait !

    A la place, on les voit en masse avec leurs gros caddies chez Métro ou Promocash emplis de conserves, de sous-vide et de surgelés, ou à se faire livrer des cartons par des Brake ou Pomona, dans des camionnettes discrètes souvent banalisées pour que les clients ne voient surtout pas ce stratagème.

    Ces produits industriels ne sont pas tous mauvais, soyons honnête, bien qu’il y ait beaucoup de low cost abominable, dans ce registre aussi. Y compris avec des gammes prétendues bio, conçues à l’étranger sous des réglementations autrement plus permissives que les nôtres. Mais c’est servi en France, dans nos restaurants français, alors que les clients veulent avoir affaire à de vrais cuisiniers pour lesquels ils sont prêts à payer davantage ; que ce soit dit.

    Alors oui, c’est un désastre. La restauration sécrète son propre venin, qui la fait mourir à petit feu, avec beaucoup de restaurateurs à l’esprit petit, avec leur petite TVA et des salaires tout petits pour les employés, …mais avec des grosses additions injustifiées, quand la fourberie entre dans l’arène.

    Je comprends votre désarroi, Cher Aubergiste, et je vous donne raison à plein d’égards. Mais sachez que les reportages et les articles assassins sur ces pratiques de triche et de facilité regrettable ne font que commencer. Il va y en avoir davantage encore, jusqu’à ce que la profession se surpasse, se corrige, se reprenne, se révolutionne. Et résiste aux chants des sirènes de l’agro-alimentaire qui décidément va trop loin.

    Après tout, les syndicats de restaurateurs ont joué avec le feu avec leur sombre histoire de TVA. Il ne faut pas s’étonner que l’opinion et les médias trouvent aisément à présent leur revanche.

    Quant aux Maîtres restaurateurs, pourquoi sont-ils si peu nombreux et pourquoi est-ce que cela ne prend pas, malgré les avantages fiscaux que cela apporte ? Je me le demande encore, sachant que je ne suis pas certain qu’il s’agisse tous d’excellents cuisiniers, et qu’ils sont tous sincères dans leur prestation.

    Voilà mon avis sur le sujet, qui vaut ce qu’il vaut. J’en ai encore davantage à dire, mais je ne veux pas vous importer ici avec ça. Je suis avec vous pour une cuisine et une restauration honnête, noble et généreuse. Et je lutterai contre les pratiques qui trompent le monde.

  4. « Mais sachez que les reportages et les articles assassins sur ces pratiques de triche et de facilité regrettable ne font que commencer. Il va y en avoir davantage encore, jusqu’à ce que la profession se surpasse, se corrige, se reprenne, se révolutionne. »M.W

    Cher Aubergiste,

    Je viens de lire l’excellent commentaire de Mark Watkins qui est loin d’être un néophyte dans la profession. Sa critique sans concession de notre secteur est-elle exagérée? Non, elle aussi lucide que celle de ce journaliste de Marianne qui comme lui rêve de jours meilleurs pour un secteur qui aurait dû rester l’un des fleurons de notre économie et la fierté de notre pays.

    XD

  5. trobador dit :

    Vous faites allusion au titre maitre restaurateur pour les circuits courts, ce qui est faux. Bien que ce titre soit une réelle avancée pour la qualité dans la restauration, il impose que la cuisine soit faits sur place a partir de minimum 50% de produits frais. Il n’y a aucune exigence sur la provenance. Seules les Cuisineries Gourmandes ont l’obligation de par leur certification qualité d’afficher la provenance de leur produits régionaux.

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